jeudi 1 septembre 2016

Débat stratégique français et opération Sentinelle - Quand la France est capable de débattre

Ces derniers mois, notamment juste avant la pause de l'été, a eu lieu en France un événement assez extraordinaire (au sens premier de « sortant de l’ordinaire ») pour être signalé : un débat stratégique, avec une dynamique et une diversité d'acteurs rarement vue au cours des dernières années. Ce débat a eu (et a toujours d'ailleurs, étant aujourd’hui loin d'être clos) pour sujet premier le rôle des militaires sur le Territoire national.

Sujet relativement délaissé, hormis lors des appels récurrents de certains pour l'emploi des armées pour lutter contre de la criminalité, il a réméré à la suite des tragiques événements que la France a connu depuis plus d’un an. L’opération Sentinelle en est un des marqueurs phares, mais a permis également d’aborder, dans la réflexion et dans l'appui à la décision, plus largement les réponses à apporter à cet affrontement de volontés qui a aujourd'hui lieu.

S’il n’y a pas (à notre connaissance, et si c'est le contraire, ne pas hésiter à le souligner en "commentaires") de définition de ce qu’est un "débat stratégique", il peut être compris comme une discussion multi-supports entre plusieurs personnes, exposant chacune ses arguments (une définition très "Académie française") sur un sujet ayant trait à la définition des intérêts à protéger et à favoriser, aux voies décidées et aux moyens allouées pour assurer la paix et la sécurité en France, et à l'international.
Loin d’être exclusivement militaire (la diversité des acteurs décrite ci-dessous le rappelle), ce débat est ancré dans "la grande stratégie" de la France, et de ses alliés, cette "partie sublime" (selon Colin Gray) de la stratégie, plus ou moins formalisée, qui intègre (ou tente d'intégrer) en un ensemble cohérent la totalité des vecteurs de puissance à disposition de l’État au service d’objectifs politiques, et dont découlent les initiatives sectorielles (militaires, diplomatiques, économiques...).

Il est possible de regretter qu’il ait fallu attendre d’être si durement frappé, à plusieurs reprises, pour réaliser cet effort intense de définition et de mise en œuvre (toujours en cours, et pas prêt de s'arrêter) des buts et des voies. Il se fait via un cycle d’expérimentation et d’adaptation, fait d'échecs et de réussites. Il s’agit ainsi de ne pas attendre l’élaboration d’une solution unique hypothétique, pour proposer, essayer, analyser, corriger, parfois abandonner. En évitant la tendance trop actuelle de dénigrer de base chaque nouvelle action, allant dans bien des cas jusqu’au refus de toute action.
Ce débat a mobilisé un nombre important d’acteurs, avec des profils divers, lui apportant en partie sa légitimité et sa richesse, par la confrontation de points de vue parfois très opposées, généralement bien argumentées. Il est possible de citer (sans ordre de préséance, et de manière incomplète) : 
  • Les rapports parlementaires traitant directement ou indirectement ses sujets, et les auditions liées, des commissions (d'enquêtes ou non) :  Présence et emploi des forces armées sur le territoire national, Moyens mis en œuvre par l'Etat pour lutter contre le terrorisme, etc. Ils permettent, en plus des éléments d'analyse, un accès large à des informations (non classifiées, et non confidentielles), absolument nécessaires pour mener un débat reposant sur des faits.
  • Des réflexions d'experts, comme le Focus stratégique du think-tank IFRI intitulé "La  Sentinelle égarée ? L'armée de Terre face au terrorisme" (Elie Tenenbaum, étude la plus téléchargée du site de l'IFRI en 2016), pas seulement rétrospective, mais également prospective quant à l'avenir à moyen terme de l'armée de Terre (préparation opérationnelle en baisse, capacités en danger, etc.). Ou encore l’article de Bénédicte Chéron, vu près de 20.000 fois (du jamais vu sur ce genre de sujet jusqu'alors sur The Conversation), de Michel Goya (dont c'est le 9ème billet le plus lu depuis la création de son blog) les contributions d'anciens responsables militaires (G2S). Le signe d'un intérêt qui dépasse grandement les sphères habituelles de discussions de tels sujets.
  • Des contributions institutionnelles, comme l’exécutif via un rapport au Parlement relatif aux conditions d'emploi des forces armées sur le territoire national (au contenu très lisse), ou des acteurs, à la parole rare mais qui ont pourtant senti le besoin d'apporter leurs voix au débat : le chef d’état-major des armées, ou le chef d’état-major de l’armée de Terre (deux fois, ici et ici). Apportant pour le coup de la hauteur de vue, via une approche politique et globale, non pas seulement de l'ordre de la technique et globale. voir également le rapport du HCECM sur la condition militaire lors de l'opération Sentinelle. Avec, finalement, une reprise à des fins politiciennes, qui est loin d'être première, dans un débat plus bottom-up, plus que top-down.
  • Des débats au sein de la société civile (cf. une vision, toute relative, qui transparait  via des sondages d'opinion) et des retombées médiatiques (dans la presse spécialisée ou non) de toutes ces contributions, avec certains efforts de mise en perspective et de vulgarisation non simpliste. Pour parler de ce qui ai connu, l’article consacré à l’opération Sentinelle sur ce blog, 2nd article le plus consulté depuis 8 ans qu’existe ce blog (pour dire l'intérêt accordé à ce sujet), a conduit à de nombreux échanges à la fois avec des journalistes mais également avec des décideurs ou des acteurs - sujet qui tient à cœur pour ces acteurs - et qui permettent d'enrichir, via leurs points de  vue, la réflexion. 

Pokemon Go kaki - Quand culture populaire et opération militaire se rencontrent (voir également en bas de l'article...).

Cette diversité a également permis d'avoir une approche globale, politique, technique, économique, sociale (en jouant un rôle d'alerte démultipliée sur les conditions, plus ou moins acceptables, de réalisation de cette opération), etc. De cette bonne tenue (au-delà de quelques dénonciations visant les messagers plus que les messages) et de cet qualité de ce débat, il serait sans doute plus que nécessaire de se réjouir, tant c’est chose rare ces dernières années. Et cela, quand bien même les orientations actuelles et conclusions ne seraient pas forcément à la hauteur ou dans le sens des attendus de certains acteurs ou observateurs.
Le débat, à la fois public et avec des répercussions dans des cercles plus confidentiels de décisions, et les tragiques événements de Nice et Saint Etienne du Rouvray ont conduit à chambouler certaines orientations prévues (une baisse importante des effectifs déployés), sans remise en cause fondamentale du principe. Dans une logique d'adaptation permanente, de renforcement du bouclier face à l'épée, et pour tenter de reprendre l'initiative (par bien des aspects, parfois perdue), ils ont néanmoins favorisé l'accélération de certaines adaptations (mobilité, déploiement en province, etc.).
Plus libre et ouvert, moins formel, ce débat semble, d'un point de vue extérieur (et donc incomplet), bien plus intense que certains exercices convenus (type Livres blancs), dépassant rarement un certain sérail monolithique pour ne pas dire élitiste. Des exercices où trop souvent les opinions divergentes (quand bien même elles seraient, de manière relative, « minoritaires ») ne sont parfois convoquées que pour se donner bonne conscience, sur le type des débats organisés par des commissions parlementaires sur la Dissuasion nucléaire (cf. ce point de vue, même si parfois un peu exagéré), ou, d’une certaine manière, les dernières discussions autour des lois relatives, de près ou de loin, au renseignement et à la lutte contre le terrorisme.
Enfin, il est à noter que ce débat a également eu des répercussions dépassant l’Archipel France, et touchant de nombreux autres pays : dans la presse (cf. la dépêche de l'AP), mais également via des échanges entre décideurs et acteurs. C’est le cas par exemple aux USA (cf le suivi par le Wahsington Post ou le New York Times), en Grande-Bretagne (opération Temperer, et via des échos dans The Guardian par exemple), en Belgique, en Italie ou en Allemagne. Les choix français y ont servi de références, à suivre ou à ne pas suivre, à adapter à chaque situation. Une étude plus poussée (au delà des quelques éléments dans les documents cités au-dessus) de l’influence actuelle d’un certain modèle français de l’emploi de militaires sur le territoire national suite à certaines décisions prises dans ses pays reste d'ailleurs encore à mener.
Malgré déjà sa durée, ce débat n’est en rien fini, est toujours en cours, et, peut d’ailleurs encore amener à des évolutions. De plus, certains sujets pourraient bénéficier d'un tel débat (des acteurs engagés, des canaux ouverts de discussions et de mobilisation, de l'expertise acquise par certains, etc.) que cela soit la question du service militaire (et des sujets connexes de mobilisation de la jeunesse et du périmètre de l'action sociale des armées), des opérations extérieures, de la réserve (ce sujet ayant frémi avant l'été), etc. Les sujets ne manquent pas, tant les angles morts et les besoins sont nombreux. Et la nécessité d'avoir des réponses, raisons d'être de ces débats (et non un quelconque besoin de débattre pour débattre), doit être en grande partie urgemment comblée.
PS : pour un débat plus léger sur le sujet, mais pas complétement inepte, il est également possible d'assister à cet événement fictif dont le programme, moqueur mais bon enfant, est disponible ici.

Aucun commentaire: