jeudi 22 septembre 2016

Inflexions - A propos de liberté et d'exigence d'expression des militaires (Brice Erbland)

 A la fin de l'article, Brice Erbland touche.

Le dernier numéro de la revue "Inflexions", qui combine les réflexions de civils et de militaires sur les problématiques de l'action militaire, est en libre accès. Consacré à l'Europe contre la guerre, ce numéro comprend une dizaine d'articles extrêmement variés sur le sujet. Le lecteur ne manquera pas notamment celui sur la réflexion toujours au milieu du gué de l'OTAN sur son avenir, par les colonels Frédéric Gout et Olivier Kempf.
Dans la partie "Pour nourrir le débat", deux articles retiennent l'attention. L'un d'Audrey Hérisson qui propose des pistes de réflexion permettant de lier utilement théorie et pratique de la guerre. 

L'autre, non sans un certain style vigoureux, de Brice Erbland sur la liberté d'expression des militaires. Auteur connu notamment pour son ouvrage "Dans les griffes du Tigre" sur la mise en perspective pratique et morale de son expérience de pilote d'hélicoptère en Afghanistan et en Libye, et pour sa participation publique au débat stratégique sur bien d'autres supports.

Brossant avec panache les problématiques liées à cette question, il se fait l'ardent défenseur d'une exigence de l'expression des militaires, qui respecte quelques cadres (bien peu nombreux au final : sécurité des opérations, respect du principe de subsidiarité...), et garantit une participation raisonnée et essentielle des militaires à la vie de la cité.

BAÏONNETTE AU BÂILLON, MESSIEURS DE BERGERAC !

 Dans sa pièce la plus célèbre, Edmond Rostand décrit deux types de militaires aux élans bien différents. À l’effronté Cyrano, à l’aise avec l’éloquence, s’oppose Christian, vaillant au combat mais timoré en expression. "Le langage aujourd’hui qu’on parle et qu’on écrit me trouble. Je ne suis qu’un bon soldat timide", se lamente ce dernier.
 
Il est ainsi des phrases qui échappent à leur auteur et font écho à travers le temps, justifiant des postures et étayant des idées à des siècles de distance. Que pensait par exemple Cicéron, rédigeant un ouvrage destiné à son fils, lorsqu’il écrivit "cedant arma togae" ? Il est peu probable qu’il ait imaginé influencer le rapport du politique au militaire dans la France du XXIe siècle. Et pourtant, même si d’autres inspirations appellent le militaire à être le "conseiller du Prince", c’est plutôt la relation de l’obéissance stricte, sans remise en cause et sans discussion, qui prédomine aujourd’hui. Cette discipline est nécessaire, et bien souvent gage d’efficacité opérationnelle, comme lorsqu’un engagement est décidé un jour par l’exécutif et que les troupes sont déployées sur le terrain le lendemain même.
 
Mais les lois de l’action et du court terme ne régissent pas la réflexion et la prospective. En ces domaines, une libre expression devrait apporter de saines pierres aux édifices stratégique et organisationnel en perpétuelle construction. Certains événements semblent pourtant prouver le contraire, comme la disgrâce du général Desportes lorsqu’en juillet 2010 il a critiqué dans Le Monde la doctrine de contre-insurrection mise en œuvre par l’OTAN en Afghanistan, ou encore la radiation des cadres du chef d’escadron Matelly après la publication d’un article opposé à la réforme de la gendarmerie. Même si cette dernière décision fut annulée par le juge administratif, ces exemples ne peuvent que renforcer le mutisme d’une institution qui bout pourtant, depuis quelques années, d’une envie de s’exprimer. Mais entre lettre et esprit, les limites ne sont pas aisées à fixer, et la liberté d’expression du militaire semble maintenue en apathie. Avons-nous aujourd’hui une armée qui s’exprime avec une certaine indépendance, à l’image de Cyrano, ou sommes-nous condamnés à nous taire comme "un beau mousquetaire qui passe" ? Sujet épineux s’il en est, à tel point qu’on ne sait plus sur quel ton l’aborder.

"Ah ! Non ! C’est un peu court, jeune homme !" s’écrierait Cyrano comme pour sa célèbre tirade du nez. "On pouvait dire… Oh ! Dieu ! … bien des choses en somme… En variant le ton. Par exemple, tenez".
 
Subversif : c’est le cas de la plupart des interventions de groupuscules usant de pseudonymes, tels Surcouf, qui publia une lettre anti-Livre blanc dans Le Figaro du 19 juin 2008, ou le mal-nommé mouvement Marc Bloch, groupe de "jeunes officiers" qui publiait en 2013 sur FranceTVInfo une diatribe mal argumentée dénonçant le déclin de l’armée française, ou encore le manifeste des Sentinelles de l’Agora, en 2013 toujours, qui appelait à la sauvegarde des armées. Effet de mode ou réactions contextuelles en période de rédaction de Livre blanc ? Nous serions donc condamnés à découvrir tous les cinq ans un nouveau groupuscule plus ou moins obscur qui exécuterait avec ses dernières cartouches un baroud d’honneur pour sauver nos armées. C’est beau, ça sent le panache à plein nez monsieur de Bergerac, et le romantisme éculé d’une culture bien française où les généraux se provoquent en duel dans le quotidien national pour laver leur honneur. C’est connu, "c’est bien plus beau lorsque c’est inutile". Et pour le coup, c’est franchement inutile, voire contre-productif, parce que tout cela arrive à chaque fois bien trop tard et avec une apparence de complot bien trop marquée pour un État dont certaines plaies cicatrisent mal.

Inspiré : prenons alors exemple sur le général d’armée Pierre de Villiers, chef d’état-major des armées en activité, qui publie dans Le Monde du 21 janvier 2016 sa vision de la stratégie nécessaire face à Daesh. Point de subversion en vue, point de hurlements au complot, alors même que certaines tirades avisées sont des réponses directes aux points de vue de personnalités politiques sur le sujet. La preuve qu’une idée exprimée avec sagesse ne peut qu’obtenir un accueil ouvert. "Oh ! Pouvoir exprimer les choses avec grâce !" rêve Christian.
 
Or il est peu probable que les auteurs du mouvement Marc Bloch, s’ils avaient pu assumer leurs écrits, auraient déversé un tel fiel sans preuve ni raisonnement. Lorsqu’on est autorisé à s’exprimer, non seulement l’anonymat perd de son intérêt, mais en plus on réfléchit à deux fois à la forme et à la portée de ses paroles ou de ses écrits. L’identité assumée est le meilleur gage d’une expression mesurée et réfléchie.
 

1 commentaire:

Anonyme a dit…

Bonsoir, merci !

Je découvre grâce à vous que la Revue Inflexions propose l'ensemble de ses numéros à la lecture et au téléchargement, en accès libre. Je l'ignorais, cela semble dater de juin 2016. Je ne suis pas sur que cela se sache.